Dijon, le 12 avril 2014
Lettre ouverte aux absents immobiles
Structures culturelles qui profitent de l’intermittence du spectacle sans jamais la défendre, sans oublier les grosses boîtes de production audiovisuelles et de spectacle qui exploitent toujours plus, et pour des salaires de plus en plus indécents, des techniciens qui, eux non plus, ne s’intéressent pas au sujet…
par Franck de Bourgogne, metteur en zen dijonnais
membre de la Coordination des Intermittents et Précaires
34e jour de grève de la faim
Salut, c’est Franck Halimi, dit Franck de Bourgogne.
Cette lettre vous est destinée à vous, mes chers zamis (qui nous embrassons sur les deux joues lorsque nous nous croisons à la sortie d’un spectacle). Mais à vous aussi, moins chers collègues (qui m’évitez soigneusement à la sortie des mêmes spectacles ou ailleurs, pour cause de mauvaise conscience, à moins que ce ne soit ma mauvaise haleine).
Ce coup de gueule s’adresse à vous tous qui ne parlez jamais de l’intermittence du spectacle et de la précarité qui touchent nos métiers.
Et la même question me revient, inexorablement, depuis toutes ces années où je vous vois soigneusement éviter le sujet. Mais, pourquoi toutes ces personnes qui vivent des cultures et des arts -et qui sont incontestablement des passionnés, qui ont fait le choix de s’investir corps et âmes dans ce secteur d’activité- deviennent-ils liquides et immatériels dès lors que l’on essaie de leur parler de droits sociaux collectifs ? Mais, quelle est donc cette malédiction qui touche notre milieu, certes atomisé, qui fait que, dès que l’on aborde le sujet, on a la sensation de devenir un « intouchable » (au sens hindou du terme) ? Mais, bordel de merde, que vient donc foutre cette espèce de résignation qui ne dit pas son nom, à un endroit où nous sommes censés être à l’avant garde des idéaux ? Que sommes-nous donc devenus, nous, les visionnaires-précurseurs, qui avons fait évoluer la machine sociétale, et que pourtant, aujourd’hui, la question sociale rebute autant, comme si elle incarnait un animal pestiféré ?…
C’est parce que c’est sale de mettre les mains dans le cambouis des droits sociaux ? C’est parce que vous avez la trouille de rencontrer dans la même unité de temps et de lieu (chère aux théâtreux) vos semblables si différents, qu’ils soient intérimaires, chômeurs, travailleurs pauvres ou sans-papier au bout du rouleau ? C’est parce que vous pensez que votre activité se suffit à elle-même et que monter Brecht va vous dédouaner de vous inscrire dans le présent ?…
Mais, répondez, bordel ! Où êtes-vous donc ? Dans quel époque vivez-vous ? Et dans quel espace ? Une poignée d’ultra-libéraux mènent la danse, et ces mauvais chorégraphes vous guident, nous guident comme des marionnettistes manchots. Pour autant, vous, grands esprits qui dirigez structures culturelles et grandes maisons, que ne réagissez-vous devant ce spectacle à chier ? Attention, je ne dis pas que vous l’achetez (ce serait vous faire un faux procès, injuste de surcroît). Mais, vous y assistez, les yeux fermés. Et si, par mégarde, vous les ouvrez, vous demeurez incompréhensiblement apathiques. Mais, vous attendez quoi ?…
Vous savez à qui vous me faîtes penser ? À toutes ces catégories de gens (juifs, tziganes, communistes, homosexuels,…) qui, en 1944, montaient dans des wagons en direction de l’Europe de l’Est, sachant parfaitement ce qui allait advenir d’eux et qui ne mouftaient pas, la résignation leur étant tombée dessus comme une chape de plomb…
Alors, prenez conscience, en ce jour national de marche contre l’austérité, que cette façon que vous avez de vous désintéresser de la chose politique (au sens premier et noble du terme) est juste une faute professionnelle de votre part ! En effet, ne vous voir à aucune des manifestations-actions pour la défense des droits de ceux qui vous permettent de faire votre grand-œuvre (ah si, pardon, on a vu quelques-uns d’entre-vous, à l’occasion des 2 marches pour la Culture -avec un grand « C »), je l’analyse comme un désintérêt patent pour notre cœur de métier.
Vous serez bien avancés quand, dans 3 ans, lors de la prochaine négociation sur l’assurance chômage, le Medef aura les mains libres pour déblayer ce qui restera des trop maigres droits sociaux des chômeurs. Et que vous n’aurez alors plus de personnel qualifié pour pouvoir monter, assurer et jouer vos spectacle, tiens…
Par ailleurs, ça me rend fou de savoir qu’il faut négocier durant des plombes avec des directeurs de théâtre, pour obtenir un bout de lieu pour que la lutte puisse s’organiser, et afin que ceux qui s’y collent puissent débattre, croiser leurs intelligences, fabriquer du sensible et se donner de l’oxygène collectivement…
Mais, putain, au contraire, vous devriez venir à notre rencontre, ouvrir vos lieux qui manquent de respiration pour créer un appel d’air ! Nous ne devrions pas vous demander refuge quand c’est à vous d’offrir l’hospitalité à ceux qui vous permettent d’exister ! Le monde est devenu complètement fou et notre monde est devenu complètement con !
Voilà, c’est un petit bout de ce que j’avais à vous dire, à vous les responsables qui faîtes, en l’occurrence, montre d’irresponsabilité. Vous, qui parvenez, dans un stupéfiant élan d’immobilité schizophrénique, à articuler suffisance et insuffisance.
Bref, j’espère que ma colère saura atteindre, non pas votre petit cœur, mais au moins votre intelligence, pour que, sachant séparer le bon grain de l’ivraie, vous sachiez vous mobiliser pour les causes essentielles qui touchent le plus grand nombre.
Parce que ce que nous défendons, nous le défendons pour tous !
À bon entendeur, salut !
Franck Halimi, dit Franck de Bourgogne
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« Quand ceux qui luttent contre l’injustice montrent leurs visages meurtris,
Grande est l’impatience de ceux qui vivent en sécurité.
De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils
Vous avez lutté contre l’injustice !
C’est elle qui a eu le dessus, alors taisez-vous !
Qui lutte doit savoir perdre !
Qui cherche querelle s’expose au danger !
Qui professe la violence n’a pas le droit d’accuser la violence !
Ah ! mes amis, vous qui êtes à l’abri, pourquoi cette hostilité ?
Sommes-nous vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?
Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus,
L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous, ne prouvent rien,
Sinon que nous sommes trop peu nombreux à lutter contre l’infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent qu’ils éprouvent au moins quelque honte. »
Bertolt BRECHT